AUGUST von PLATEN

1796 / 1835

 

  Célèbre pour la rigueur formelle de ses sonnets - et aussi pour la polémique qui l'opposa à Heinrich Heine -, Platen est longtemps demeuré un poète "confidentiel", un peu en marge, ignoré par la plupart, méprisé par la critique. Déjà à son époque, en butte aux moqueries, violemment pris à parti, parfois, à cause de son homosexualité («Il fut historiquement  le premier grand poète homosexuel au sens moderne, dont on ne saurait édulcorer la personne et l'oeuvre», note Dominique Le Buhan et Eryck de Rubercy dans leur introduction aux Sonnets d'Amour et Sonnet Vénitiens paru chez Orphée/La Différence), Platen finit par quitter son pays natel, en 1826, pour aller trouver refuge en Italie, où il passera les neuf dernières années de sa vie... "Plutôt renoncer à mon pays natal / Que porter parmi une race infantile / Le joug de l'aveugle haine populacière. Il est du reste enterré à Syracuse, dans le jardin du baron Don Mario Landolina, chez qui il est mort, âgé d'à peine trente-neuf ans, le 5 décembre 1835.

  Thomas Mann admirait énormément Platen. En 1930, il lui rendit hommage en lui consacrant un très bel essai (inclu dans le volume L'Artiste et la Société), dans lequel se trouve cité précisément Tristan und Isolde...

 

EXTRAIT de

AUGUST von PLATEN

de Thomas Mann

(L'Artiste & la Société, Éd. Grasset)

 

  ...Seule une méconnaissance totale du poète peut chercher à l'enfermer dans un formalisme rhétorique et rationnel en s'obstinant à dire que lui manquent le moelleux, le coup d'aile, le sortilège du chant, la musique, ce souffle et cette diaprure, cet accent de magie profonde, intime, que l'Allemand révère comme l'essence même de la poésie. Il est vrai que le chant, de plus en plus, équivalait, pour lui, à un parler élevé et liturgique, mais on trouve aussi chez lui l'élément naïf et mélodieux, mystérieux et inspirateur. J'en pourrais donner bien des exemples si j'en avais le temps. Je ne vous citerai en entier qu'un seul poème de cette veine plus tendre, plus romantique si l'on veut, un poème que vous connaissez tous, plusieurs d'entre vous certainement par coeur, comme je l'ai su par coeur moi-même, de bonne heure. Sa célébrité repose sur l'infinie richesse des rapports psychiques qu'il suggère. Platen l'écrivit à vingt-neuf ans. Il avait déjà derrière lui son séjour à l'École des Cadets et à la Maison des Pages, sa vie de lieutenant manquée, sa période d'étudiant àWurzburg et à Erlanger, son premier voyage en Italie d'où sont issus les Sonnets vénitiens. Il le composa dix ans avant sa mort ; et cette pièce en dit si long sur lui, elle est si révélatrice de sa nature tout entière qu'on peut identifier le poète avec le poème - avec lui et avec son titre. Le voici -

Quiconque a de ses yeux contemplé la beauté

 est déjà livré à la mort,

n'est plus bon à servir sur terre,

et cependant il frémira devant la mort,

quiconque a de ses yeux contemplé la beauté.

 

A jamais durera pour lui le mal d'aimer,

car seul un insensé peut espérer sur terre

ressentir un tel amour et le satisfaire.

Celui que transperça la flèche de beauté,

à jamais durera pour lui le mal d'aimer!

 

Hélas, que ne peut-il tarir comme une source,

humer dans chaque souffle aérien un poison,

respirer la mort dans chaque pétale de fleur!

Quiconque a de ses yeux contemplé la beauté,

hélas, que ne peut-il tarir comme une source!

  « A jamais durera pour lui le mal d'aimer! » Du poète qui fit cet aveu, Goethe déclarait qu'il était « dénué d'amour». Le grand homme s'est trompé. Il pouvait regarder Platen de haut (qui n'est-iI été en droit de regarder de haut?) avec des louanges et un blâme paternels, altiers, car pour la création de grand style, il manquait à l'aristocratique surgeon d'Ansbach une vitalité puissante et durable. Ses revendications passionnées de prouesses poétiques que, pour s'exciter lui-même, il s'imaginait porter en lui, devaient l'exposer au reproche de vantardise creuse. Mais ce que l'heureux grand homme croyait devoir lui contester, l'amour précisément, Platen l'avait. L'amour imprègne le poème en question, et toute son oeuvre mélancolique et exaltante, sans cesse enthousiaste et encline à de hautes envolées, - cet amour infini, insatiable, qui débouche dans la mort, qui est la mort, car il ne trouve pas à se satisfaire sur terre, cet amour qui le frappe de bonne heure, sans rémission, et qu'il appelle « la flèche de la beauté ».