TADZIO & WLADYSLAW MOES

De la réalité au mythe

 

 

Wladyslaw Moes

 

 

Björn Andresen

(Tadzio, dans le film de Luchino Visconti)

(TRADUCTION)

Le "Tadzio" de Thomas Mann, c'est moi! déclare M. Moes de Varsovie

Dans la dernière livraison de la revue Twen, le traducteur polonais des œuvres de Thomas Mann, Andrzej Doegowski, rapporte que le baron Wladyslaw Moes, aujourd’hui âgé de 68 ans, serait en fait ce jeune garçon, Tadzio, qui, en 1911, a inspiré à Thomas Mann son roman La Mort à Venise

 Dans La Mort à Venise, il est dit à propos du nom du jeune garçon dont la beauté impressionne de façon si profonde l’écrivain Gustav von Aschenbach :

 « On lui répondit plusieurs fois en l’appelant par son nom ou par une forme de tendresse de son nom, et Aschenbach écoutait avec une certaine curiosité sans parvenir à saisir quelque chose de précis ; c’étaient deux syllabes mélodieuses, comme “Adgio” ou plus souvent “Adgiou”, avec un ou prolongé à la fin. »

 Or, aujourd’hui, dans une maison située à Mokotow, dans la proche banlieue de Varsovie, vit un homme qui, par le biais des recherches effectuées par le traducteur de Thomas Mann, Andrzej Doegowski, a identifié ce jeune garçon dont la beauté conduit Aschenbach à succomber au choléra, à Venise :

 « Ce jeune garçon, c’est moi ! Je suis allé autrefois à Venise – et on m’y appelait Adzio, parfois également Wladzio. Mais dans le roman, ça s’est transformé en Tadzio… »

 Et il n’y a pas que le nom qui correspond au personnage, comme le souligne Wladyslaw Moes. Car, tandis qu’il lisait le roman, des souvenirs lui revenaient, du temps où il séjournait à Venise, et il se donnait parfois le sentiment de lire la chronique de sa propre famille.

  « Tout y est, jusqu’à mon costume ; tout est minutieusement décrit, aussi bien nos habitudes, tantôt agréables, tantôt pénibles ; et aussi les grosses plaisanteries auxquelles je me livrais avec mon ami, sur la plage. »

  Le spécialiste des œuvres de Thomas Mann qu’est Doegowski s’est longuement entretenu avec “Tadzio” Moes, afin de s’assurer de la véracité de ses déclarations. Il a effectué notamment des recherches approfondie sur la chronique familiale des Moes autour des années 1911/1912 ; et il a découvert de nombreux indices qui tendent à prouver que la famille Moes a effectivement quitté Venise dès que se sont déclarés les premiers symptômes d’une épidémie de choléra ; il s’est aussi trouvé confirmé que la mère de "Tadzio" lui avait acheté un costume très voyant, celui-là même qui attire l’attention d’Aschenbach, sur la plage.

  Bref, pour Andrzej Doegewski, qui a entamé une correspondance avec Erika Mann, la fille de l’écrivain, il ne fait aucun doute que Tadzio et ce vieux monsieur, nommé Wladyslaw Moes, résidant à Varsovie, sont une seule et même personne.

(article paru dans... ? - le 4 août 1965)

 

Extrait de La Mort à Venise

Sa démarche, le maintien du buste, le mouvement des genoux, la manière de poser le pied chaussé de blanc, toute son allure était d'une grâce extraordinaire, très légère, à la fois délicate et fière, et lus belle encore par la timidité enfantine avec laquelle, chemin faisant, il leva et baissa deux fois les yeux pour jeter un regard dans la salle. En souriant, avec un mot dit à mi-voix dans sa langue douce et fluide, il occupa sa place, et maintenant que son profil se détachait nettement, Aschenbach, plus que la veille, fut frappé d'étonnement et presque épouvanté de la beauté vraiment divine de ce jeune mortel. Le garçon portait aujourd'hui une légère blouse de cotonnade rayée bleu et blanc, qu'un  liséré de soie rouge sur la poitrine et autour du cou séparait d'un simple col blanc tout droit. Mais sur ce col, d'ailleurs peu élégant et n'allant guère avec l'ensemble du costume, la tête, comme une fleur épanouie, reposait avec un charme incomparable - une tête d’Éros aux reflets jaunes de marbre de Paros, les sourcils gravement dessinés, les tempes et les oreilles couvertes par la chevelure sombre et soyeuse dont les boucles s'élançaient à angle droit vers le front.

«Bien, bien!» approuva Aschenbach avec cette froideur de technicien que les artistes affectent parfois pour exprimer leur ravissement, leurs transports en présence d'un chef-d'oeuvre. Et poursuivant sa pensée, il ajouta : « En vérité, n'étaient la mer et la grève qui m'attendent, je resterais ici, tant que tu resteras! »

* * * *

 [...] Quelle discipline, quelle précision de la pensée s'exprimait dans ce corps allongé, parfait de juvénile beauté ! Mais la sévère et pure volonté dont l'activité mystérieuse avait pu mettre au jour cette divine oeuvre d'art, n'était-elle pas connue de l'artiste qu'était Aschenbach, ne lui était-elle pas familière? Cette volonté ne régnait-elle pas en lui aussi, quand, rempli de passion lucide, il dégageait du bloc marmoréen de la langue la forme légère dont il avait eu la vision et qu'il présentait aux hommes comme statue et miroir de beauté intellectuelle?

  Statue et miroir! Ses yeux embrassèrent la noble silhouettte qui se dressait là-bas au bord de l'azur, et avec un ravissement exalté il crut comprendre dans ce coup d'oeil l'essence du beau, la forme en tant que pensée divine, l'unique et pure perfection qui vit dans l'esprit, et dont une image humaine était érigée là comme un clair et aimable symbole commandant l'adoration. C'était l'ivresse! et l'artiste vieillissant l'accueillit sans hésiter, avidement.

* * * *

 [...] Il avait cependant remarqué que les incisives de Tadzio n'étaient pas irréprochables, légèrement dentelées, elles manquaient de l'émail des santé robustes et présentaient cette caractéristique transparence fragile qui accompagne parfois la chlorose. «Il est très délicat, il est maladif, pensa Aschenbach. Il est vraisemblable qu'il ne deviendra pas vieux.» Cette pensée était accompagnée d'un certain sentiment de satisfaction ou d'apaisement dont il renonça à chercher l'explication.

 

  (Extrait de Katia Mann, Thomas Mann - Souvenirs à bâtons rompus, Albin Michel)

  «Voyez-vous, au printemps de 1911 nous projetions de faire un voyage en Dalmatie. Nous sommes d'abord allés à Brioni, qu'on nous avait chaleureusement vanté. Cela aussi, il en est fait mention. Nous ne nous y sommes pas beaucoup plu. Nous nous rendîmes à Venise par le bateau à vapeur. Mon mari était passionnément attaché au Lido et à Venise. Nous y allions souvent, mais toujours par la voie ferrée. Au cours de ce voyage, nous sommes arrivés pour la première fois par mer, et sur le bateau se trouvait effectivement, comme dans la nouvelle, un vieux beau, un homme d'un certain âge, outrageusement fardé et maquillé, entouré de jeunes gens qui faisaient grand tapage et disaient des bêtises.

A notre arrivée, nous avons cherché une gondole pour nous conduire au Lido. Il en est venu une, tout de suite, qui s'est déclarée prête à nous y mener. Au moment de débarquer et de payer, survient quelqu'un du pays qui nous dit : « Ce type-là n'a pas son permis. Vous avez encore de la chance de ne pas vous être attiré d'ennuis!» Donc le vieux beau était là et le gondolier aussi.

Après, nous sommes entrés à l'hôtel des Bains où nous avions réservé des chambres. Situé sur la plage, il était bien fréquenté et, à table, dès le premier jour, nous avons vu cette famille polonaise, qui ressemblait exactement à la description que mon mari en a faite ; avec les fillettes un peu raides, sévèrement habillées, et le garçon d'environ treize ans, très charmant, beau comme le jour, toujours vêtu d'un costume marin à col ouvert et d'un très joli tricot. Sa vue frappa beaucoup mon mari. Il eut tout de suite un faible pour cet adolescent, qui lui plut extraordinairement, et il n'a cessé de l'observer sur la plage, lui, ainsi que ses camarades. Il ne l'a pas suivi dans tout Venise, cela non, mais le garçon l'avait fasciné et il y pensait souvent.

Un soir, survint aussi un chanteur napolitain un peu obscène. Ensuite des tas de gens s'en allèrent et le bruit courut que le choléra sévissait en ville. Pas une épidémie grave, mais il y eut quand même de nombreux cas. Au commencement, nous ne nous en doutions même pas, et ne nous préoccupions guère du départ. Quand nous sommes allés chez Cook pour prendre des dispositions relatives à notre retour, tout à coup l'honnête employé anglais de l'agence de voyage nous dit: « A votre place, je ne retiendrais pas le wagon-lit pour dans huit jours seulement, mais pour demain, car, vous savez, il y a eu plusieurs cas de choléra, naturellement on les cache et on les camoufle. On ne sait pas jusqu'où cela s'étendra. Vous aurez certainement remarqué qu'à l'hôtel plusieurs voyageurs sont déjà partis. »

C'était effectivement le cas, et nous partîmes à notre tour. La famille polonaise avait déjà quitté le Lido la veille.

Donc, dans ses détails, toute l'histoire est vraiment vécue mais nul, sauf Thomas Mann, n'aurait sans doute pu en tirer La Mort à Venise. Mon mari a transféré à son héros Aschenbach le plaisir réel que lui causait la vue de ce très charmant garçon, et il a stylisé ce plaisir pour en faire une passion éperdue. Je me rappelle encore que mon oncle, le conseiller privé Friedberg, un professeur de droit canon très célèbre à Leipzig, s'écria, outré: « En voilà une aventure! Et un homme marié! Après tout, il est père de famille ! »

Au surplus, la chose eut un épilogue très drôle. La Mort à Venise connut un grand succès, surtout en Amérique et cette nouvelle compte certainement parmi les meilleures de mon mari. Il y a quelques années, Erika reçut une lettre d'un aristocrate polonais d'un certain âge, un comte dont j'ai oublié le nom. Il lui écrivait qu'il lui arrivait une aventure très amusante: quelque temps auparavant, des amis lui avaient apporté la traduction polonaise d'une nouvelle où lui-même, ses soeurs, toute sa famille, étaient dépeints trait pour trait. Cela l'avait beaucoup diverti et intrigué. Mais il n'en avait pas pris ombrage. Telle fut la note finale de cette affaire.»

 

 

    En fait d'épilogue, il y en eut un autre, au moins - via Tadzio, en quelque sorte, puisque, dans cet autre épilogue, le personnage de Thomas Mann se voit cette fois confondu avec son incarnation à l'écran, en la personne de Björn Andresen, dont s'éprit passionnément Claude D. Georg, après avoir vu le film de Visconti, jusqu'à le rechercher pour l'entraîner de nouveau vers Venise, puis Paris... avant de réaliser que Björn Andresen n'était ni ne serait jamais Tadzio. Du moins inspira-t-il en partie, à Claude D. Georg, un livre étrange - mélange journal, lettres, poésies et réflexions, selon les méandres d'une sorte de parcours initiatique un peu fou - La Rose et le Lotus (Éd. du Rocher).

EXTRAIT :

Bhâgavata Purâna :

 Dieu, la mort de la mort, reste toujours un adolescent de seize ans.

 Mâ Ânanda Moyî:

 Pour cette raison, peu importe le chemin choisi, c'est CELA.

 

Pourquoi en ce mois de juin 1971 consacrai-je le premier jour de l'été à la flânerie, renonçant à la visite d'une exposition de peinture italienne, à la recherche d'un livre rare dans le fonds d'un libraire, pourquoi ce déjeuner inhabituel sous les frondaisons de la place Dauphine pour ensuite du Pont-Neuf descendre au square du Vert-Galant, et là contempler longuement de la berge le fleuve d'où s'exhalait moite et fade une odeur d'eau stagnante tandis que sous un ciel de cendre s'élevait suffocante la brume où s'estompaient les rives, pourquoi l'esprit flottant et vide après la remontée de la rue de Seine ne m'arrêtai-je pas à Saint-Germain-des-Prés goûter la fraîcheur d'un thé glacé comme il eût été raisonnable plutôt que de m'engager dans la rue du Dragon où rien apparemment ne m'appelait ?

Pourquoi enfin passant devant un cinéma dont une sonnerie annonçait la prochaine séance avais-je répondu à cette invite alors qu'un instant avant je souhaitais profiter sur le boulevard de la dou­ceur du soir retrouvée et que du film je ne savais rien sinon sa pro-jection au Festival de Cannes ?

    C'était Mort à Venise.

    Jamais je n'avais vu de film de Visconti ni lu d'ouvrage de Thomas Mann, j'ignorais de Mahler la musique et de Venise le génie, et pourtant j'étais là, poussé par mon Daimonion, dans cette salle inconfortable et à demi-vide.

    Et je fus saisi.

    Sur les accords sublimes de l'Adagietto la fumée d'un vapeur s'échappait dans un ciel blafard et l'Esmeralda bientôt envahissait l'écran jusqu'à ce qu'une ville telle la déesse orientale sortit de la mer avec ses quais, ses campaniles, ses coupoles, Venise, que contem­plait du pont un homme frileusement enveloppé dans son manteau, un livre à la main, Gustav von Aschenbach.

    Et moi aussi, fasciné, je contemplais Venise avec les yeux de Visconti, et insensiblement je m'abandonnais aux eaux berceuses de la lagune comme Aschenbach au gondolier impudent qui le menait au Lido dans son fragile esquif car par un transfert inouï je m'identifiais à lui, Je devenait l'Autre, celui qui s'installait pour de longues vacances à l'Hôtel des Bains, qui avant le dîner découvrait dans le grand salon où l'orchestre jouait une valse viennoise la beauté stupéfiante d'un jeune Polonais, qui se complaisait sur la plage à observer admiratif l'adolescent merveilleux, qui s'épuisait dans une Venise malade du choléra à la poursuite du garçon complice de son manège équivoque, qui enfin sur sa chaise s'effondrait, mort, dans une lumière de fin du jour après que le divin Tadzio lui eut désigné de son bras levé l'Infini, avant de s'élancer pur vers la mer immense.

    Et je restais ainsi, prostré, incapable de me lever, au point qu'une nouvelle séance commença sans que j'eusse bougé.

    La magie se renouvela. Plus puissante encore.

    Enfin une main toucha mon épaule. L'ouvreuse m'avertissait que le cinéma fermait. Alors je réalisai que j'étais seul maintenant dans la salle déserte telle la plage de l'Hôtel des Bains vidée par la peur du choléra.