Nous avions fait connaissance d'une façon très comique. Thomas Mann me « connaissait » déjà par un tableau, une scène enfantine, mais sans savoir que sa future femme figurait sur la toile. Ce fut très drôle. Dans notre enfance, mes frères et moi - nous étions très rapprochés par l'âge, quatre ans seulement nous séparaient - nous sommes allés une fois, tous les cinq, à un bal d'enfants, masqué. Les quatre garçons costumés en pierrots, moi en pierrette. Nous portions des costumes blancs à pompons noirs, de longs bas noirs et de hauts bonnets pointus blancs, les garçons en pantalon bouffant et moi en jupette. A ce bal se trouvait également le peintre August Kaulbach, alors très en vogue à unich et au-delà de Munich, dans l'Allemagne tout entière. C'était le portraitiste de la Cour, et à côté de Lenbach, le prince des peintres de son époque. Lié avec la famille qui organisait le bal, Kaulbach connaissait aussi mes parents, et quand il nous vit, tout une bande de gamins, ce soir-là, il se toqua éperdument des cinq pierrots. Il alla alors voir mes parents, leur raconta qu'il nous avait rencontrés au bal, déclara que nous étions mignons tout plein, qu'il fallait absolument qu'il fît nos portraits en costumes. Eh oui ! il nous a peints tous les cinq, et son oeuvre a eu un succès formidable, comme c'était souvent le cas pour les scènes de genre, en ce temps-là. Le tableau des pierrots fut ensuite exposé dans plusieurs villes d'Allemagne et reproduit dans de nombreux illustrés. Le jeune Thomas - il comptait alors quatorze ans et moi six - habitait encore Lübeck, et comme beaucoup d'autres, il a vu cette image dans une revue illustrée. Elle lui a tellement plu qu'il l'a découpée et fixée avec des punaises au-dessus de son pupitre. Ainsi, il l'avait toujours sous les yeux, sans savoir le moins du monde qui étaient ces enfants, car bien sûr, notre nom de famille ne figurait pas au-dessous. Le tableau s'intitulait simplement « Carnaval d'enfants ». Cette histoire, il me l'a racontée plus tard. Le tableau était suspendu dans notre salon, et quand Thomas Mann a fréquenté chez mes parents, il l'a naturellement vu là-bas et il a remarqué que je figure dans le groupe; mais à quel moment il m'a identifiée, je ne saurais le dire. Quant à savoir si l'intérêt qu'il me portait tient en partie à ce qu'il possédait cette reproduction dans son enfance - je l'ignore. Je ne le lui ai jamais demandé. |
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La villa de Franz Stuck à Munich Deux oeuvres de Franz Stuck (cliquez sur l'image)
Elsa Bernstein Extrait du JOURNAL de Thomas Mann - Jeudi 22 mai 1919 : Il y a longtemps que je n'ai pas été aussi seul. Aujourd'hui, en promenade, j'ai appelé cela ma solitude à la Tonio Kröger. Au début, elle m'a excité, mais les circonstances la favorisent tellement que je m'y suis vite habitué. Il y aurait beaucoup à dire sur la solitude et sur "la femme et les enfants", c'est-à-dire sur sa dignité, son opportunité, son caractère supportable, ses effets internes. La considération décisive et la certitude qui me reste, c'est que par ma nature je peux m'abriter dans le cadre bourgeois sans m'embourgeoiser en fait. Si on a de la profondeur, la différence entre la solitude et la non-solitude n'est pas grande, elle n'est qu'extérieure." |
Mes parents étaient
fort connus à Munich et ces cinq enfants qui apparaissaient toujours
ensemble frappaient la vue et ne passaient pas inaperçus, eux non plus. Je
me rendais, matin et après-midi, à mes cours soit à bicyclette, soit en
tramway; et Thomas Mann empruntait souvent lui aussi, le même moyen de
locomotion. A la station située au coin des Schellingstrasse et Türkenstrasse
je devais descendre et poursuivre mon chemin à pied, mon cartable
sous le bras. Au moment où j'allais mettre pied à terre, passe le contrôleur
qui me dit: « Votre billet ! » Je réponds : « Je vous dis que je
descends. Je viens de le jeter, puisque je descends ici. - Il m'faut le
billet. Votre billet, ai-je dit! -Laissez-moi
tranquille ! » dis-je et je saute à terre, furibonde. Alors il crie après
moi: « Dépêche-toi de filer, espèce de furie! » Mon mari a été si
enchanté qu'il a dit: « J'ai toujours souhaité faire sa connaissance ;
à présent, il le faut ! » Mais où ? Nous
avions beaucoup d'amis communs et de connaissances communes à Munich.
Thomas Mann aurait pu adresser à plusieurs personnes la prière de nous réunir
et de nous faire asseoir côte à côte. Chez les Stuck, par exemple, nous
aurions fort bien pu nous rencontrer. Franz Stuck,
d'origine bavaroise, peintre en vogue, auteur de tableaux symboliques -
plus tard il fut anobli -, s'était fait construire d'après ses propres
plans une très belle maison de style romain, la villa Stuck. Il avait même
dessiné le mobilier, en accord avec la maison. Mme
Stuck était une très belle femme. Elle donnait dans cette villa de grandes réunions, et comme les Stuck
avaient une conception originale des préséances, c'eût été un jeu
pour Thomas Mann de faire ma connaissance. Thomas
Mann réfléchit sur la meilleure tactique et adressa finalement sa requête
au couple Bernstein. Le conseiller à la Cour Bernstein était un avocat
très connu à Munich. Quant à elle, c'était une femme de lettres qui
avait écrit sous le pseudonyme d'Ernst Rosmer le livret des Enfants
de roi de Humperdinck. C'était un salon cultivé, intellectuel, que dirigeait Elsa
Bernstein. Thomas Mann la pria donc de servir d'intermédiaire.
«Vous connaissez bien les Pringsheim, n'est-ce pas ? Vous ne pourriez
pas m'inviter une fois avec Katia Pringsheim pour que je fasse enfin sa
connaissance ? » Mme
Bernstein répondit: « Rien de plus simple. Je vous invite ensemble à dîner.
» Après
quoi elle s'adressa à mes parents - « Je voudrais bien vous enlever une
fois Katia - oh! sans mauvaises arrière-pensées. » Mais, mine de rien,
les Bernstein avaient également convié Thomas Mann, et nous avaient
habilement placés côte à côte. C'était très gentil. Il avait
aussi rendu visite à mes parents. Ma mère remarqua vite de quoi il
retournait, et n'éleva aucune objection. Il lui plaisait beaucoup. Thomas
Mann lui inspira d'emblée une grande estime, elle appréciait en outre
ses mérites littéraires à leur juste valeur. Mais mon
père n'était pas très enthousiaste, et moi non plus, encore que pour
d'autres raisons; et au début je me suis montrée sceptique. J'avais des
inhibitions, je ne songeais pas à me marier si tôt, et j'ai dit: «
Vraiment, nous ne nous connaissons pas encore suffisamment. » J'avais
vingt ans, je me sentais très bien dans ma peau, très gaie et satisfaite
aussi de mes études, avec mes frères, le club de tennis, bref ravie de
tout ce qui m'entourait et je ne voyais vraiment aucun motif de m'en aller
de chez moi si tôt. Mais
Thomas Mann éprouvait le désir impérieux de m'épouser. Il semblait
manifestement le vouloir de tout coeur, et se montrait même positivement
entreprenant. Il n'était pas de caractère difficile, et au cours de l'été
1904 où une maladie de mon père et un voyage au bord de la Baltique nous
tinrent séparés pendant des mois, il m'écrivit des lettres très
passionnées. A notre retour (ce dut être en septembre), on en vint très vite à des fiançailles. Nous nous sommes mariés le 11 février de l'année suivante. J'avais alors vingt et un ans. |