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  ... Il traversa parmi les prévenances du personnel le hall, descendit la grande terrasse et alla tout droit par la passerelle de planches à la plage réservée de l'hôtel.

 [...] Devant la longue rangée des cabines, dont les plates-formes étaient comme autant de petites vérandas, ce n'était que mouvement, jeux, nonchalance des corps allongés, visites et causeries, élégance méticuleuse, nus hardis et profitant avec délices des privilèges de la plage. En avant, sur le sable humide et ferme, on se promenait en blancs peignoirs ou en amples blouses aux couleurs voyantes.

 

 

 

 

 ... Son petit buvard sur les genoux, il prit son stylographe et continua son courrier. Mais au bout d'un quart d'heure déjà, il trouva que c'était dommage de quitter ainsi en esprit, et de négliger pour une occupation banale la situation la plus digne d'être pleinement goûtée. Il rejeta plume et papier et revint à la mer; et bientôt attiré par les voix juvéniles des vonstructeurs de forts, il tourna nonchalamment vers la droite sa tête appuyée au dossier de la chaise pour s'occuper des faits et gestes du délicieux Adgio.

 

 Les enfants polonais et leur gouvernante n'avaient pas paru au dîner dans la grande salle à manger, et c'est avec inquiétude qu'Aschenbach s'était aperçu de leur absence. Après le repas, très préoccupé de leur sort, il se promenait devant l'hôtel au pied de la terrasse, en tenue de soirée et coiffé de son chapeau de paille, lorsqu'il vit soudain surgir dans la lumière des lampes à arc les soeurs habillées comme des nonnes avec leur préceptrice et, à quatre pas derrière elles, Tadzio. Ils revenaient manifestement de l'embarcadère des vaporetti après avoir diné en ville pour une raison quelconque.

Il avait sans doute fait un peu frais sur l'eau; Tadzio portait une marinière bleu foncé à boutons dorés et sur la tête une casquette assortie. Le soleil et l'air marin ne l'avaient pas hâlé, sa peau était restée d'un jaune de marbre comme au début; pourtant elle semblait aujourd'hui plus pâle que d'habitude, soit à cause de la fraîcheur ou peut-être de la clarté blême, lunaire, des lampes. Ses sourcils réguliers se détachaient avec plus de netteté, ses yeux étaient plus sombres. Il était plus beau qu'on ne saurait le dire, et Aschenbach ressentit comme souvent déjà avec douleur que le verbe ne peut que faire l'éloge de la beauté sensible, non la restituer.

Il ne s'était pas attendu à la chère apparition, elle venait à l'improviste, il n'avait pas eu le temps de se composer une expression de calme et de dignité. La joie, la surprise, l'admiration s'y peignirent sans doute ouvertement, lorsque son regard rencontra les yeux du cher absent - et il advint qu'à cette seconde, Tadzio sourit; lui sourit, d'un air éloquent, familier, charmant, sans dissimulation, ses lèvres ne s'ouvrant que lentement pour sourire. C'était le sourire de Narcisse qui se penche au-dessus du miroir d'eau, ce sourire profond, enchanté, prolongé, avec lequel il tend les bras vers le reflet de sa propre beauté, un sourire très légèrement crispé, crispé par le côté désespéré de sa tentative d'embrasser les douces lèvres de son ombre, coquet, curieux et secrètement tourmenté, fasciné et fascinateur.

  Celui qui avait reçu ce sourire s'enfuit en l'emportant comme un don fatal. Il était si bouleversé qu'il fut contraint de fuir la lumière de la terrasse et du jardin attenant pour chercher d'un pas précipité à gagner l'obscurité vers le fond du parc. Il lui échappait des remontrances à la fois tendres et bizarrement indignées: « Tu n'as pas le droit de sourire ainsi! A personne, entends-tu, on n'a le droit de sourire ainsi! » Il se jeta sur un banc, il aspira, hors de lui, le parfum nocturne des plantes. Et renversé en arrière, les bras pendants, terrassé et plusieurs fois parcouru de frissons, il murmura la formule consacrée du désir - impossible ici, absurde, réprouvée, ridicule et pourtant sainte, digne de respect, même ici: «Je t'aime! »

 

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Tadzio & W. Moes - de la réalité au mythe