P.E., K.H., A.M., W.T.

    

 

(Extraits du JOURNAL de Thomas Mann, Gallimard,1985)

 Dimanche 6 mai 1934 :

 Ai voulu continuer l'après-midi à écrire le discours [pour un dîner, à New York], ai cherché dans de vieux carnets de notes des vers de la poétesse Barrett-Browning et me suis plongé dans des notes que j'avais prises à l'époque sur mes relations avec P.E. en liaison avec l'idée du roman des Geliebten. La passion et le sentiment mélancolique et psychologisant de ce temps enfui m'ont inspiré de la familiarité et une certaine tristesse de la vie. Trente ans et plus ont passé là-dessus. Eh bien oui, j'ai vécu et aimé, j'ai "payé la note de l'humain" à ma manière. J'ai même été heureux dès cette époque, mais 20 ans après dans une plus grande mesure, et j'ai vraiment pu tenir dans mes bras ce à quoi j'aspirais. - J'avais déjà en cachette regardé les notes de passion de cette époque en pensant à celle de Mut-emenet  [La femme de Putiphar dans Joseph et ses Frères] , pour le désarroi amoureux de laquelle je pourrai en partie les utiliser. [...] L'expérience avec K.H. était plus mûre, supérieure, plus heureuse. Mais une emprise totale telle qu'elle s'exprime dans certains mots de l'époque de P.E., ce "Je t'aime, mon Dieu que je t'aime", - une ivresse telle qu'elle est indiquée dans le fragment de poème : "O écoute, musique! Un frisson voluptueux de mélodie parvient à mon oreille" -, cela, il ne l'y a eu tout de même - comme il est probablement de règle - qu'une seule fois dans ma vie. Les expériences précoces avec A.M. et W.T. relèvent par opposition largement de la sphère enfantine, et celle avec K.H. a été un bonheur tardif avec un caractère d'accomplissement bienveillant de la vie, mais déjà sans l'intensité juvénile du sentiment, sans la jubiolation montant vers le ciel et l'ébranlement profond de cette expérience centrale du coeur de mes 25 ans.

            

 P.E. = Paul Ehrenberg          A.M. = Armin Martens  

K.H. = Kaus Heuser

W.T. = Willie Timpe  

Armin Martens camarade d'école de T.M. et modèle de Hans Hansen dans Tonio Kröger
 (Extraits du JOURNAL de Thomas Mann)

 20 décembre 1918 :

J'ai été accaparé par un jeune homme élégant au visage de garçon gracieux et un peu fou, blond, beau type de l'Allemand, plutôt fragile, qui m'a un peu rappelé Requadt, et dont la vue m'a sans doute fait une impression telle que je ne l'avais plus constaté depuis longtemps. Était-il simplement en tant qu'invité au club, ou vais-je le revoir? Je m'avoue de bon gré que cela pourrait devenir une aventure. 


 23 mars 1919 :

 A 11 heures aux "Kammerspiele" : danses de la Barrison. Ennuyeux et même répugnant. J'ai éprouvé une sorte d'enthousiasme pour le premier jeune homme que j'ai vu dans la rue après cet étalage de féminité gracieuse et rance.


 30 mars 1919 :

 Ai oublié de noter que ce jeune élégant qui ressemble à Hermès et qui m'avait fait une si forte impression il y a quelques semaines assistait à la conférence. Son visage, allié à sa légère silhouette de jeune homme, a par sa joliesse et sa folie quelque chose d'antique, de "divin".



(Extraits de  La Philosophie de Nietzsche à la lumière de notre expérience in Les Maîtres de Thomas Mann, Grasset)

  La vie est art et apparence, rien de plus, et voilà pourquoi ce qui est supérieur à la vérité - qui est l'affaire de la morale - c'est la sagesse (affaire de la culture et de la vie) - une sagesse d'une ironie tragique, qui, par instinct artistique, pour l'amour de l'art, met des bornes à la science et défend la valeur suprême, la vie, de deux côté : contre le pessimisme des calomniateurs de la vie et les avocats de l'au-delà ou du nirvana, et contre l'optimisme des ratiocineurs et des réformateurs du monde qui divaguent à propos du bonheur terrestre pour tous et de justice et préparent la révolte socialiste des esclaves... Cette sagesse tragique, qui bénit la vie dans toute sa fausseté, sa dureté et sa cruauté, Nietzsche lui donne le nom de Dionysos.


(Extraits de  L'Artiste et la Société de Thomas Mann, Grasset)

  [L'Art] est le dernier à se faire des illusion au sujet de son influence sur le destin des hommes. Dédaigneux du mauvais, il n'a jamais pu arrêter le triophe du mal. Soucieux de donner un sens, il n'a jamais pu empêcher les plus sanglants nons-sens. Il ne constitue pas une puissance, il n'est qu'une consolation.

 

 

  Ce qu'il y a d'un peu étrange dans le «Cas Thomas Mann», c'est qu'aujourd'hui encore, tandis que Katia Mann est morte depuis plusieurs années, on continue à édulcorer plus ou moins l'évidence qui pourtant s'est donnée à lire dans sa vérité toute nue, avec la publication en 1977 du JOURNAL intime, dans lequel Thomas Mann dit, reconnaît, et assume pleinement son homosexualité.... C'est un peu comme si on répugnait toujours, en somme, à prendre en compte cette dimension qui pourtant joue un rôle sinon central, du moins éminent, dans ses oeuvres - de Tonio Kröger au Dr Faustus. Que l'attirance qu'éprouve Tonio Kröger pour Hans Hansen ou celle qu'éprouve Gustav von Aschenbach, dans La Mort à Venise, pour Tadzio, soit aussi une attirance d'ordre sexuel semble mettre mal à l'aise une partie de la critique. Avancer que la sensualité dont font preuve la plupart des personnages de Thomas Mann est en fait une sensualité homosexuelle, plus ou moins assumée, expose à se faire taxer de "grossièreté" ou, à tout le moins, de manque de subtilité. Il s'agirait en fait de tout autre chose... D'un sentiment d'ordre esthétique - l'esthétique "fin de siècle" -, voire philosophique. 

  Sans doute. Mais le problème, c'est que, chez Thomas Mann, la Beauté, la Vie que l'on rêve de vivre pleinement, sont presque systématiquement associées aux garçons. La mélancolie, la nostalgie, la "sehnsucht", voire le désespoir, que la Beauté et la Vie inspirent aux personnages de Thomas Mann ne sauraient occulter le fait qu'il s'agit aussi de sentiments qui tirent leur origine d'une homosexualité qui souffre de ne pouvoir se vivre pleinement.

  On comprend aisément la raison pour laquelle longtemps durant la "chose" soit demeurée tabou... Thomas Mann avait pris soin de se construire une personnalité de bourgeois hautement respectable, "à la Goethe", marié à une patricienne munichoise et père de famille; une personnalité très éloignée du côté "crapule" auquel on associait volontiers, à l'époque, les homosexuels, ou du côté "exentrique scandaleux", façon Oscar Wilde...   

  Il est vrai qu'à l'époque de Thomas Mann, dans la très catholique et très conservatrice cité munichoise, être homosexuel exposait au mieux à la marginalité, au pire à des persécutions. Or, si Thomas Mann, par le fait même qu'il est un artiste, se sent  - et s'enorgueillit aussi - d'être un peu en marge de la grande bourgeoisie allemande dont il est issu, son originalité ne saurait toutefois se satisfaire des conditions de vie éminemment instable de la "Bohème". 

  Il ne saurait être question bien évidemment de réduire le mariage de Thomas Mann avec Katia Pringsheim à une simple manoeuvre, entachée de cynisme, qui n'aurait eu comme objectif que d'asseoir la respectabilité de l'écrivain et de lui ouvrir les portes de la haute société, cultivée et fortunée, de Munich. Par sa présence, par sa force de caractère, par la solidité de sa personnalité, Katia a bien davantage garanti son époux contre la menace à laquelle l'exposaient ses propres démons  - qui dès lors ont pu être mis en oeuvre(s), en quelque sorte, sans que la réalité quotidienne de l'écrivain s'en trouve contaminée, contrairement à ce qui se passe dans La Confusion des Sentiments de Stefan Zweig, par exemple - ou dans La Mort à Venise... En ce sens, on peut estimer qu'une bonne part de l'écriture de Thomas Mann se construit autour d'un sentiment dans lequel la fascination qu'exerce la beauté masculine se confond avec le désir nostalgique d'une vie qui, ne pouvant être vécue, se tourne vers l'art comme substitut - comme consolation...

© P. Hemsen